Le Moyen Age chrétien
est très curieux de l’éléphant, puisqu’il est traditionnellement l’ennemi du
dragon et des créatures du diable. Il est représenté dans les enluminures par
des imagiers, qui le dotent de grandes oreilles, de défenses recourbées, d’une
immense trompe (Fig.1), et parfois, d’une tour ou d’un château fixés sur
son dos comme en Orient. Ses défenses, sculptées depuis l’Antiquité, ont la
réputation d’éloigner les serpents, de protéger contre la vermine et d’agir
comme contre-poison (d’après DROUIN, 1998 p.30 à 32). L’ivoire d’éléphant,
plébiscité pour ses propriétés « magiques » ne parvient qu’en toute petite quantité en
Occident. En effet, les voies d’importation habituelles se sont à plusieurs reprises interrompues au cours
des VIIe, VIIIe et XIIIe siècles. Acheminé d’Asie et d’Afrique orientale, par
les voies de la mer rouge, de la Méditerranée puis des ports de l’Atlantique,
l’ivoire n’en était que plus rare. L’ivoire de morse, qui ne permet d’extraire
que des blocs réduits et au grain moins fin, traditionnellement en usage dans
les pays scandinaves, a alors remplacé l’ivoire d’éléphant. A défaut, les
artisans carolingiens ont réemployé
certains ivoires chrétiens antiques appartenant aux trésors d’églises (in
GRODECKI L. 1947).
La dureté
naturelle de l’ivoire en fait une matière apte à la sculpture précise, d’objets
liturgiques ou précieux. Au XIe siècle, tout particulièrement, fleurissent des
sculptures en ivoire d’autel, de reliquaires, de sceaux liturgiques mais aussi
des objets à usage privé comme des coffrets, des miroirs, des manches de
couteaux, des pièces de jeux… De nombreux peignes en ivoire, conservés grâce à
la dureté du matériau originel mais aussi par la qualité de leur facture sont également parvenus jusqu’à nous.
2)
Localisation des ateliers
et essai d’identification de l’artisan :
• les sources écrites :
On sait peu de chose
en réalité sur les artisans qui travaillent l’ ivoire au Moyen-âge car il
apparaît que plusieurs corps de métiers
sont autorisés à travailler ce matériau noble. Au milieu du XIVe, siècle,
les sources écrites, tels que des comptes d’artisans et le Livre des
métiers, recensent un grand nombre de « coutelliers, pingniers et tabletiers »
à Paris devenu, centre de l’ivoirerie dès le XIe siècle (in GABORIT-CHOPIN p165).
Plusieurs ateliers d’ivoiriers ont eu une réputation internationale (comme
l’atelier viennois des Embriachi) si bien que leur travail a été classifié en
« écoles » par les historiens de l’art. L’ivoire qui transitait
d’abord par ports normands, était amené jusqu’à Paris pour y être transformé.
Grâce aux comptes et livres de la Taille, il est possible de localiser ces
ateliers dans des zones artisanales denses où l’orfèvre, l’imagier (celui qui
sculptent les crucifix, taillent les manches de couteaux en ivoire ou en os) le
mercier ou le tabletier ( qui fabriquent notamment les jeux d’échecs)
cohabitent. C’est sans doute, parce qu’ils dépendent essentiellement , pour
leurs commandes, d’une clientèle ecclésiastique et aisée, qu’à Paris, il existe
une rue de la Tabletterie. L’exemple de la réalisation d’une trousse de
toilette (Fig.2) permet d’apprécier la difficulté de situer le métier
de pignier , plus spécialisé dans la production de peignes au XIIIe
siècle.
Fig.2 : Exemples
d’ustensiles de toilette en métal retrouvés en fouilles au XIIIe et XIVe s.
Jean le Scelleur,
connu à Paris au travers des inventaires des richesses de ses commanditaires,
« tailla une image de Notre-Dame d’ivire à tabernacle » pour
Mahaut d’Artois en 1325 et lui vendit également des peignes (Fig.3 ),
une broche et un miroir enluminé
en 1315, ce qui exclut une spécialisation de son activité (in KOECHLIN,
Ivoires). Il est peu probable qu’il confectionnait lui-même tous les objets
faisant partie du trousseau comme les
couteaux et les rasoirs.
Fig.3 : Petits objets
en ivoire prestigieux qui pourraient être produits par un même corps de métiers
tant la technique est identique.
Si l’identité de notre
artisan-peignier est difficile à cerner, ses outils le sont encore bien
davantage car aucune fouilles à l’heure actuelle n’a pu déterminer la forme de
ceux-ci. Comme l’ivoire est un matériau particulièrement dur, on peut supposer
qu’il employait le même équipement que les
sculpteurs sur bois, à ceux-ci près, qu’il devait être régulièrement
affûté.. Il s’agit probablement d’une scie à dépecer pour débiter les billes
d’ivoires, une herminette (Fig.4 ) permettant de trancher des
planches régulières d’environ 22 cm de hauteur et 12 cm le largeur (cette
information m’a été fournie gracieusement par M. Heckman, un des derniers
ivoiriers de France), de gouges, de trépans, de limes, de râpes, de grattoirs,
de burins pour sculpter à proprement-dit ainsi qu’une peau de poisson (la
squatine) pour polir et lustrer (in GABORIT-CHOPIN, Les ivoires, 1978). Il
disposait aussi de peinture à la gouache, dont se servaient également les
enlumineurs, car elle tient mieux dans les zones gravées, que l’on retrouve sur
certains peignes en ivoire.
.
Fig.4 :Manuscrit d’Oppiano, Venise (FOSSIER p335) représentant un artisan
en train de débiter une défense d’éléphant sur un établi de
bois à l’aide d’une herminette.
Les sources
iconographiques sont peu nombreuses, voir inexistantes, concernant les outils employés
pour le travail de l’ivoire à l’époque médiévale. L’étude d’ateliers modernes,
comme celui de M. Heckman (Fig.5),
dont l’activité est amenée à disparaître (l’importation d’ivoire
d’éléphant est strictement interdite afin d’en préserver l’espèce),
reconstituer la « boîte à outil » de l’artisan.
Fig.5 : Atelier parisien de M.
Heckman au XXe siècle présentant sur son établi, des limes, les grattoirs et
une lampe bleue pour voir en transparence le travail de sculpture. La
production de l’atelier se réduit à l’exécution de petits objets religieux
modernes, à la restauration d’œuvres chinoises ou indiennes en ivoire
végétal et à la réparation de bijoux
anciens.
3)
Que nous apprend notre
corpus de peignes en ivoire ?
• un symbole de pouvoir
L’ivoire est le
matériau qui fournit les plus grands peignes monoblocs médiévaux car une
défense d’éléphant peut mesurer jusqu’à 2 mètres de longueur et 10 à 25 cm de
diamètre. Outre ses grandes dimensions, l’ivoire d’éléphant possède un poli
incomparable réclamé par les plus grandes instances religieuses. C’est
pourquoi, bon nombre d’ente eux ont été conservés dans des trésors d’églises et
ce, malgré qu’il soit sujet aux changements de température ce qui occasionne
l’apparition de micro-fissures.
Comme l’ivoire d’éléphant servait aussi bien la liturgie royale (sceptre
par exemple) que la liturgie divine (taus d’évêques), il est naturel de
retrouvé des peignes à usage liturgique et d’autres à usage profane.

• Un objet de valeur
Souvent offerts par de riches mécènes[1] ou commandés auprès
d’ivoiriers, les peignes en ivoire étaient sculptés au même titre qu’une partie
du mobilier liturgique. La préférence de l’Eglise pour ce matériau est
confirmée par le Pontifical du Pape Clément VII ( XVe s.) qui recommande
l’usage de peignes en ivoire pour la consécration d’évêques. L’utilisation de
ce matériau est donc une marque de prestige. Nous pouvons remarquer que la
denture des peignes verticaux est bien conservée de façon générale mais offre
pour certains des restaurations ce qui confirme la préciosité du peigne en
ivoire liturgique (nous nous entendrons par la suite sur la fonction
« liturgique » de celui-ci).
Ainsi dans trois cas particuliers (Fig.6) , deux systèmes de
renforcement de la base des dents ont été rajoutés. Le premier système consiste
à placer à la base des dents cassées une bague de métal (peignes n°11 et 18)
mais dans le deuxième cas, des agrafes sont disposées sur la dent et sur la partie centrale pour consolider
l’ensemble. Ces réfections qui concernent aussi bien sur des peignes à une qu’à
deux rangées ( n°13), sont généralement postérieures à la sculpture du peigne.
Ainsi, dans l’exemple du peigne en
ivoire à double denture datant du VIIIe siècle, les deux bagues furent posées
postérieurement au XIIIe siècle.
Fig.6: 1) peigne du musée du Louvre n°11 2) peigne de St Loup
n°18
Probablement issus d’ateliers d’ivoiriers (comme ceux de Cologne par
exemple) particulièrement prospères entre le Xe et le XIe siècle, ces grands
peignes destinés aux offices religieux devaient être fabriqués selon des normes
strictes.
Tout d’abord, ces peignes sont de grandes tailles pour être vus lors de
processions Fig.7:. Ils possèdent le plus souvent deux types de
denture : un démêloir toujours disposé dans le partie inférieure et qui peut compter 13 dents (signification
religieuse possible) et un lissoir. Le
sciage de celle-ci est de grande qualité et l’aménagement inter-dentaire en
forme d’ « amydales » sur certains exemplaires amplifie le
prestige de l’objet. Conservés dans des boîtes, des châsses[2] ou des reliquaires pour un usage irrégulier, ces peignes font partie
aujourd’hui de prestigieuses collections de musées ainsi que de trésors
d’églises. Un autre élément permet de les distinguer des peignes profanes réalisées
pour une clientèle aisée mais dont les choix iconographiques diffèrent.
Fig.7: Bonnet et peigne de St Savin, abbatiale de Saint-Savin.
• Quel
décor choisir et pour quelle fonction ?
Généralement sculptés, les peignes en ivoire dit « liturgiques »
peuvent être découpés à jour, peints ou agrémentés d’éléments d’orfèvrerie
comme des pierres précieuses ou d’émail
(peigne n°17), ornements comparables à ceux déjà utilisés pour d’autres
objets liturgiques tels que les
reliquaires, les calices, les patènes, les châsses et les plaques
d’évangéliaires. Le peigne de Saint Gauzelin (n°12) décoré de colombes aux yeux
en émail bleu fait ainsi parti d’un
ensemble ( Fig. 8).
Fig. 8 : Calice, patêne et peigne du VIIIe-Xe s., dit de Saint-Gauzelin, évêque
de Toul en 963 appartenant au trésor de la cathédrale de Nancy.
Plusieurs peignes en ivoire ressemblent à des bijoux. Paradoxalement, il
n’existe pas de peignes en métal précieux conservés (à moins que l’on prête
fois à certaines légendes) alors que l’or est le matériau le plus approprié pour glorifier Dieu.
L’ivoire semble l’avoir remplacé tant pour sa maniabilité que pour sa blancheur
symbolique (l’ivoire jaunie néanmoins avec le temps). Si la richesse du décor
est un indice de la puissance de l’ordre
auquel les objets appartiennent, le
choix des thèmes décoratifs l’est aussi.
Le décor se développe sur les deux faces des peignes sauf lorsque ceux-ci
sont découpés à jour. A défaut de représentations de personnages, ce sont des animaux et des motifs végétaux qui
remplissent les zones centrales. L’organisation du décor des peignes verticaux
est symétrique. L’espace du bandeau central est divisé artificiellement en deux
ou trois parties par l’architecture (arcades)
ou par des motifs végétaux. Le cadre étroit ne permet pas de grands
développements. Il adopte une forme en arc-de-cercle, en rectangle et en carré
pour les peignes bilatéraux tandis que les peignes unilatéraux optent pour une
forme de lyre ou d’ ogive (Pl.
XXVII ). Les artisans-peigniers se
sont inspirés de modèles déjà développés sur les chapiteaux d’églises à partir
des enluminures de manuscrits. Entrelacs, vignes, arbre de Jessé, animaux
fantastiques, personnages de la mythologie et
signes astrologiques, permettent de renouveler les représentations
inspirées de l’Antiquité en particulier les diptyques consulaires byzantins.
L’influence des motifs orientaux est indéniable sur l’ivoirerie en général. Par
exemple, les motifs décorant le peigne
de saint Loup (Fig. 9) ressemblent à ceux qui ornent le suaire de Saint
Loup-Sainte Colombe conservé au musée de Sens, tissu probablement importé
d’Orient lors des Croisades. Les animaux affrontés autour d’un arbre[3] est
un scène récurrente sur les soieries orientales[4] du Haut Moyen Age qui
s’est répandue en Italie du nord, dans la vallée du Rhône comme dans le Bassin
Parisien.
Fig. 9 : Lions affrontés de part et d’autre d’un arbre .
Musée de Sens.
Le décor de nos peignes sont assortis à certains vêtements sacerdotaux et leurs accessoires comme les
sandales ou les gants pontificaux. Certains dessins de peignes aujourd’hui
disparus,[5]le prouve également.
Paradoxalement, seulement cinq
peignes de notre collection sont ornés de scènes religieuses faisant directement
référence au Christ (Crucifixion, Christ en gloire, Christ Juge, Résurrection
d’un saint[6]). Une seule scène
figurative rappelle la légende du héros biblique, Samson, dont la force est
contenue dans ses cheveux. Comme la surface allouée au décor est restreinte,
les scènes se résument à quelques motifs ornementaux et à de courtes scènes
historiées. Les allusions à l’Eucharistie (vigne et calice) comme à la croix
sont discrètes. La croix latine pyrogravée sur le peigne en buis (Fig.10) n’est peut-être pas
un symbole chrétien car d’une part, il n’y pas de traces dans l’habitat d’une
église ou d’une chapelle et d’autre part, la présence de croix géométriques est
aussi attestée sur des plaques de
ceintures[7]. La croix n’est
d’ailleurs pas toujours significative d’une fonction religieuse.
Fig.10 : peigne en buis, Charavines (Isère)
Les artisans médiévaux se sont inspirés des mêmes sources pour décorer les
peignes verticaux en ivoire et en buis. Sans doute, par ce que les peignes de buis
tentaient de rivaliser avec ceux en ivoire quand le matériau est trop onéreux.
Il est difficile cependant de prouver l’existence de peignes liturgiques en
bois. Les deux peignes recueillis dans deux collections particulières
différentes peuvent être des copies de peignes en ivoire ayant existés ou
n’être que des contrefaçons (Fig. 11) . D’autres éléments concernant les
inscriptions viendront appuyer notre
scepticisme.
Fig. 11 : collection particulière d’un peigne
en buis comportant une inscription latine consacrée à l’abbaye de Mozat ?
Alors que les peignes en buis de Mozac (n°30 et n°31) possèdent tous les
deux une inscription latine sur une de
leur face, les peignes en ivoire n’en portent pas systématiquement. En effet,
des citations latines en lettres majuscules sont présentes uniquement sur cinq
peignes verticaux. Elles identifient soit les personnages représentés soit le
propriétaire du peigne. Ainsi, le Christ est désigné sur le peigne n°23 par le tetulus
crucis: «HIS
NAZAREN REX» et le nom de saint Pierre[8] «+S, CST PETRVS, -R» est inscrit sur la
bordure du cadre. Plus directement, une plaque est gravée au nom de son propriétaire présumé : saint
Loup, «PECTEN. S.
LVPI »[9].
*Emile
Molinier[10] a recensé dans son
catalogue de nombreux peignes associés à des noms d’évêques, de saints ou de
rois. Il est difficile cependant d’authentifier ces associations puisque les
inscriptions ne fournissent pas d’éléments probants quant à leurs utilisateurs.
Ainsi, la plaque gravée rajoutée au XIIIe siècle au peigne n°11 le désigne
comme appartenant à saint Loup décédé
en 623. Daté du VIIIe siècle, il n’a pu lui appartenir de son vivant.
De nombreux peignes liturgiques constituent vraisemblablement des hommages
posthumes aux saints fondateurs d’édifices religieux. Comme preuve de cette
pratique, l’inscription commune sculptée sur les deux peignes en buis de saint
Calmin:
«
SANCTVS CALMINVS CONSTRVXIT TERTIAM ABATIAM MOZIACUM».
Elle met bien en évidence le rôle commémoratif en rappelant la fondation de l’abbaye royale de Mozac (Puy-de-Dôme)
par saint Calmin. Bien que le saint auvergnat ait fondé effectivement trois
monastères[11] au VIIe siècle, ces
deux peignes sont probablement postérieurs. En effet, ce n’est que dans la
deuxième moitié du XIIe siècle, que les saints de l’Auvergne furent mis à
l’honneur dans les arts précieux comme le montre la grande châsse émaillée
conservée à l’abbaye de Mozac[12]. Commandée par l’abbé
Pierre III de Marsac au XIIe siècle pour abriter les reliques des saints
fondateurs: saint Calmin et Sainte Namadie, représentés sur un des panneaux de
la châsse. Une dédicace rappelle la fondation de l’abbaye tout comme
l’inscription sculptée sur les deux peignes en buis. Malgré la proximité des
trois inscriptions (sur les deux peignes en buis et sur la châsse), les fautes
de grammaire et les erreurs de conception permettrent de douter de l’
authenticité des peignes. Ainsi, des erreurs se sont glissées dans la
composition du décor (réutilisation des entrelacs au verso du n°30 ) et dans la manière d’orienter la denture
(inversée pour le n°31 ). Peut-être
s’agit-il de copies d’originaux (en ivoire probablement) dispersés
en 1791 lors de la vente des biens de l’abbaye soit de faux destinés au
marché de l’art ?
Les peignes en ivoire à une rangée
de dents ont également reçu des inscriptions dont le n°19 dont voici le contenu:
« QVISQVIS EX ME SVVM
PLANAVARIT QVOQ(ue) CAPVT;
IPSE VIVAT FELIX FELICiTER SEMPER ANNIS L.F(?) »»[13].
Ces voeux offerts à l’utilisateur ressemblent au souhait de «Bonheur à son
possesseur» exprimé en arabe sur un galon rajouté au XIIIe siècle sur la
chape de saint Mexme[14], une étoffe orientale
datée du Xe siècle.
Le peigne (peut-être celui ayant appartenu à saint Remacle (648-675), abbé
fondateur des monastères de Malmédy et de Stavelot)[15], est même signé de deux
initiales «L.F». Ce peigne pouvait être un présent , tout comme la chappe de
saint Mexme entre hauts dignitaires de l’Eglise.
Les inscriptions sont trop rares pour constituer une base de réflexion.
Cependant, comme c’est l’usage sur bon nombre de peignes «profanes», ces
inscriptions sont des témoignages
d’affection.
La confrontation des observations précédentes à d’autres types de sources
va permettre reconstituer une partie
des fonctions du peigne en usage au Moyen Age.
2) Le rôle des peignes verticaux
Les peignes verticaux appartiennent essentiellement à des trésors de
cathédrales et d’abbayes (allemandes et belges en particulier). Les quelques exemples
de peignes découverts en dehors de ce contexte (funéraire par exemple)
possèdent un lien plus ou moins étroit avec un édifice religieux. C’est le cas
des peignes ( n°28) découverts dans les
maisons urbaines situées à proximité de la cathédrale Sainte-Gertrude (?) à
Sigtuna, siège épiscopal de Suède au XIe siècle. Mais en l’absence d’autres
découvertes archéologiques, le recours à des sources écrites diverses comme les
conciles pontificaux et les inventaires d’églises est nécessaire. Deux fonctions principales ont été
identifiées pour les peignes en ivoire particulièrement: celle de la
consécration des évêques et celle de la purification de l’officiant qui
s’apprête à célébrer la Messe.
Tout d’abord, l’usage d’un peigne en ivoire
était recommandé pour la consécration des évêques[16]. Ainsi, lors du Sacre,
l’anneau et la crosse du nouvel évêque étaient bénis puis il recevait l’Evangile et un peigne[17] destiné à entretenir,
semble t-il, sa tonsure, coiffure qui confirme son renoncement au monde laïc.
La première tonsure était célébrée par l’évêque ou l’abbé d’un monastère pour
introduire le nouveau disciple. Ce type de peignes offerts ou commandés
spécialement pour le Sacre était conservé parmi les différents objets
liturgiques dans la chapelle de l’évêque. Le lieu où le prêtre se revêtait de
ses habits de cérémonie sert également à la préparation spirituelle de
l’officiant.
La deuxième fonction du peigne est
indiquée par le Pontifical de Paris: « Episcopus vel sacerdos, missarum solemnia
celebraturus...dum se pectinat didat: Intus».
Cette étape purificatrice était exécutée par le diacre ou l’hebdomadier[18], chargés de peigner
l’évêque comme le précise le Pontifical de Mende (XIIIe siècle.). Habillé et
chaussé de ses chaussures, l’évêque s’asseyait sur son trône dans la chapelle[19] pendant que le diacre
le peignait. Ayant au préalable déposé un peignoir[20] sur ses épaules, le diacre peignait le
Pontife en récitant cette prière écrite dans le Missel de Lunden (1514):
« Corrige moi Seigneur dans ta grande
miséricorde, mais que mes péchés n’imprègnent pas ma tête » (1217)[21].
L’évêque n’était pas le seul à se
peigner comme en témoigne l’inventaire de Saint-Martial de Limoges (1217)[22] qui
précise que l’abbé et l’hebdomadier se coiffaient avec des peignes également en
ivoire[23].
La coiffure différencie mieux
les différents rangs hiérarchiques au sein de l’Eglise que les vêtements au
Moyen Age. Bien que la tonsure[24] se
soit imposée à tous les clercs vers 1031 (concile de Limoges), l’ajout d’une
couronne supplémentaire pour les évêques marque davantage leur autorité, comme
le signale le Concile de Buda de 1279[25]. Loin des soucis
hygiéniques, cette pratique est avant tout un rite d’intégration.
Les peignes verticaux ici
répertoriés n’appartiennent pas aux objets du quotidien. Servant uniquement la
liturgie religieuse, ils n’étaient probablement pas employés pour entretenir
les tonsures[26](contrairement à la
définition donnée par Viollet-le-Duc [27]).
Ainsi, la relation entre
accessoires de la liturgie et vêtements sacerdotaux s’explique mieux. L’analyse du décor a déjà démontré que les
motifs employés sur les peignes étaient très proches de ceux qui ornent
les habits de cérémonie. C’est pourquoi, la découverte d’objets comme
des chaussures associées aux peignes (comme c’est le cas des objets de
Stavelot) n’est pas surprenante. Ces
objets sont conservés dans le trésor de la cathédrale ou de l’abbaye parmi les
reliques auxquelles ils sont souvent associés.
En effet, les peignes de cette
nature sont rarement retrouvés en contexte funéraire sauf dans le cas de trois
peignes dont les circonstances de découverte ne sont pas très explicites.
Ainsi, selon M.Bock[28], les deux peignes
allemands de Benno(?) et de saint Ulrich ( prévôt d’Ausbourg et
évêque de Passau) furent retrouvés dans les tombes des saints tout comme le
peigne anglais de saint Cuthbert [29]. Ce dernier est contemporain de l’ihnumation
du saint si l’on en croit M.Lasko car un auteur anonyme le mentionne et le
décrit en 687. Cependant, les reliques du saint furent translatées au XIe
siècle. Le dépôt d’un peigne à ce moment est probable car cette pratique est
courante du XIe au XIIe siècle. Mis à part ces trois exceptions, les objets
ayant appartenu aux personnages importants étaient conservés à part[30] ou exhumés par la
suite pour constituer de nouvelles reliques. Ainsi, quelques pèlerinages se
sont organisés autour de peignes aux vertus miraculeuses.
Le peigne de saint
Gauzelin(n°12) guérissait de la teigne lors d’un pélerinage organisé à l’abbaye
de Bouxières-aux-Dames[31] (près
de Nancy). De même, à l’abbaye de Beaulieu en Corrèze, c’est la râpure du
peigne de saint Rodolphe qui faisait tomber la fièvre[32]. Certains saints sont
même représentés avec un peigne comme attribut traditionnel. C’est le cas de
sainte Véréna, sainte suisse, patronne des pauvres et des lépreux (PL.XXIX).
L’organisation de processions autour des peignes peut alors expliquer leur
taille surdimensionnée. Comme ils devaient être exposés et transportés, il
fallait qu’ils puissent être vus de loin d’où leur grande taille. Un support ou
un contenant leur était adjoint. Ainsi, un piédestal soutenant le peigne de
saint Gauzelin est dessiné dans les albums de B.de Montfaucon[33]. D’autre part,
l’inventaire de la collégiale de Saint-Omer (1557) mentionne l’usage de boîtes
transparentes[34] pour contenir les
peignes.
Le nombre de peignes connus aujourd’hui
n’est pas proportionnel au nombre de cathédrales ou d’abbayes qui ont fleuri
pendant l’an Mil. De fortes inégalités financières entre les édifices religieux
et les régions peuvent expliquer leur rareté. D’autre part, ces objets étaient
sans doute très convoités et notamment ceux en métaux précieux.
Au travers des changements de formes, des changements historiques sont perceptibles, c’est pourquoi, le peigne
est une source historique à ne pas négliger.
3) Evolution historique
La forme verticale, bien que déjà employée dans l’Antiquité, est réservée
pour une partie du Moyen Age (du VIIe au XIIIe siècle) à la liturgie. A
l’origine, les peignes en ivoire constituaient des présents échangés entre
grands personnages (royaux[35] ou
ecclésiastiques) en gage d’amitié. Par exemple, la reine Aerthelburth reçue en
625 une lettre de Boniface accompagnée
d’un peigne d’ivoire dans l’espoir de convertir son mari à la religion
catholique. De même, Alcuin reçut en 794, un peigne en ivoire décoré de deux
têtes d’animaux de la part de l’archevêque de Mainz, Riculf[36]. Avec l’essor de la
construction de cathédrales vers l’an mil, la consécration de nouveaux évêques
fut institutionnalisée par différents rites dont celui de la tonsure.
Nés dans un contexte de chasse aux reliques pour attirer les fidèles, tous
les objets ayant appartenu à des personnalités fondatrices furent susceptibles
de constituer de nouvelles reliques. D’autre part, la rareté de l’ivoire
d’éléphant jusqu’au XIIIe siècle, renforçait le prestige des objets fabriqués
dans ce matériau.
Au départ, symboles de prestige, de spiritualité et de puissance, les
peignes présents dans les trésors de cathédrales ou d’abbayes se sont
progressivement démodés. Les peignes en ivoire
ne sont plus cités dans les inventaires que comme des choses du passé.
Selon R. Koechlin[37], les derniers dons de
peignes en ivoire destinés à la cathédrale de Lyon datent de 1217 et 1259. Ils
sont appelés veteres en 1347
(inventaire d’Amiens), classés parmi les « diverses fachons vies» en 1359 et
« fretin » dans les inventaires de la Collégiale de Saint Omer en
1557. D’après M.Bretagne (1861), le Pontifical de Clément VIII (1592-1605) ne
les mentionne plus, à partir du XVIe siècle, que pour le sacre des évêques.
Cependant, leur utilisation s’est prolongée jusqu’au XXe siècle[38]. La forme verticale fut abandonnée au profit
d’une forme plus adéquate, horizontale, capable d’accueillir un décor plus
développé correspondant aux attentes d’une clientèle plus large.
d) Les inscriptions
Sur la totalité des peignes monoblocs, seulement dix-huit présentent des
inscriptions manuscrites ou sculptées. Généralement «profanes» sur les peignes
d’apparat en buis, ces inscriptions peuvent être «religieuses» sur les peignes en ivoire. Mis à part, l’ivoire et
le buis, les autres matériaux ne reçoivent pas d’inscriptions.
Les inscriptions de nature religieuse ou ayant un rapport avec des
personnages ecclésiastiques ne concernent que les peignes en ivoire. Deux
d’entre elles sont écrites à l’encre noire tandis qu’une autre est directement
sculptée sur une des faces du peigne.
Selon la note écrite à l’encre noire sur le peigne n°41, il aurait été offert par le pape Grégoire[39] à la
reine Berthe[40], deux personnages
historiques importants. Les cadeaux entre personnages de hauts rangs témoignent
généralement des contacts politiques (conversion au christianisme) entre le
Clergé et la Noblesse. En effet, déjà au VIIe siècle, le pape Boniface IV
(617-625) offrait à la reine Ethelrède un peigne en ivoire recouvert d’or[41]. Tout comme
l’inscription en lettres modernes rédigée sur les deux faces du peignes de
Belley (n42° ), celle du peigne n°41 n’est
pas contemporaine à la réalisation du peigne. En effet, la note du peigne de la
reine Berthe (+1024?) fut rajoutée à la fin du XVIe siècle ou au début du XVIIe
siècle[42]. Toutes deux
identifient le personnage à qui appartient le peigne. Cependant, le peigne
présumé de saint Arthaud est proche par son décor d’un peigne italien, conservé
parmi les reliques de Saint Bernard[43] à l’Eglise de la
Trinité à Florence.
Une autre inscription, cette fois-ci gravée sur une seule
face[44], orne le peigne anglais
(?) n°32
dont les dents en forme de cran sont très différentes des dentures
généralement adoptées.
L’inscription, incomplète, fait référence à Dieu et le
décor reprend des motifs enluminés. Cependant, selon l’avis d’un des derniers
ivoiriers de Paris (M.Heckman), ce travail ne serait pas médiéval. Comme c’est
un cas particulier, cette hypothèse est plausible.
Comparativement, les peignes verticaux monoblocs
possèdent davantage d’inscriptions. Les notes manuscrites sont plus tardives
comme en témoigne l’analyse paléographique. Du IXe au XIIe siècle, il est
courant de rencontrer ces étiquettes et ces devises particulièrement sur les
ivoires d’origine allemande.
A l’opposé des peignes
en ivoire, les peignes d’apparat ou «profanes» en buis possèdent presque
systématiquement des inscriptions. Les peignes en buis découverts en fouille ne
possèdent aucune inscription donnant des indications sur l’artisan qui les a
fabriqué seulement le genre de l’inscription donne un aperçu des propriétaires
car ce sont essentiellement des devises galantes. Elles témoignent de
l’attachement de celui qui offre le peigne. Rédigées en lettres gothiques, en
français, ces inscriptions s’accompagnent d’un décor évocateur, remplaçant le
mot coeur par son symbole dans les phrases. Les mains tenant des flèches
perçant des coeurs à la manière de Cupidon confirment le sujet évidemment
galant et romanesque de ces peignes(n°69). Un peigne en bois (n°66 ) du XVe siècle, découvert dans la Tamise à
Londres, présente une inscription incomplète peinte qui pourrait se compléter
ainsi: «PER BYEN/ VOUS DONNE»[45].
Le même genre d’inscription se retrouve sur des valves de
miroirs[46] ( Pl.XXXVIII ), des boîtes de courriers, des
coussins en soie, des bijoux ou des accessoires de vêtements. Ainsi, à
l’intérieur d’anneaux offerts par Jehan de Sainté[47] aux dames de la cour,
se trouve cette devise: «Souviègne vous de moy». Le thème du souvenir est assez
récurrent comme l’indiquent les devises des peignes n°
et n°. Des fermaux ou des agrafes pouvaient
recevoir le même type de citations: «A vous à qui je donne de bon
coeur» ou «je suis donné par amoureux».
Les grands thèmes affectionnés par les gens de Cour (textes de chansons par
exemple) sont développés au travers des inscriptions comme du décor. Cadeaux
d’estime ou cadeaux de mariage, la fonction de ces peignes restent encore à
élucider.
La présence de blasons( n° ) ou d’initiales ( le «M» de Marguerite de
Flandres, fiche n°64) permet d’associer certains de ces objets de luxe à des
personnages historiques. En dehors de tous soucis d’authenticité, c’est généralement grâce à ces noms prestigieux
qu’ils sont parvenus jusqu’à nous.
e) Le décor
Le peigne n’est pas seulement un accessoire de coiffure puisqu’il informe sur les goûts du
propriétaire. Grâce aux motifs choisis et aux thèmes développés, l’artisan
satisfait les attentes d’une clientèle de plus en plus large. Ainsi, les
épopées chevaleresques du XIVe siècle sont remplacées progressivement par des
satires sociales.
Comme plus de 77% des peignes monoblocs sont décorés (sculptés en faible
relief, de manière ajourée ou peints), la place de ce critère est importante.
Les deux catégories de peignes - d’apparat et communs- , seront étudiées
successivement. Les peignes d’apparat (ou de luxe) sont en ivoire (sauf un qui n’a pas de décor, n°49 ) et
en buis alors que les peignes communs peuvent être en buis comme en os et en
corne( ces deux derniers matériaux ne sont jamais décorés).
|
Bas-
reliefs
|
Peints
|
Ajourés
|
Aménagements
des rives
|
Total
|
%
|
Peignes
décorés
|
29
|
5
|
29
|
16
|
79
|
77,6
|
Peignes
sans décor
|
_
|
_
|
_
|
_
|
22
|
22,4
|
(Tableau n°4 indiquant la répartition des peignes
décorés par rapport aux peignes vierges.La technique de décoration est
également indiquée. Plusieurs techniques peuvent être employées sur un même
peigne).
6 LES
PEIGNES D’APPARAT (en buis et en
ivoire)
• les techniques
de décoration
Comme le tableau n°4 le montre, les peignes sculptés en
faible relief (sur fond guilloché le plus souvent ou peint pour faire ressortir
la composition) et les peignes au décor ajouré (sur les peignes en ivoire comme
sur les peignes en buis) sont les plus nombreux.
En effet, la présence de décors peints est extrêmement rare car la peinture tient difficilement, et d’autre
part, par ce que la nature de la documentation consultée (une majorité de
photos en noir et blanc) ne permettait pas de juger d’éventuelles traces de
polychromie. La peinture constitue soit le seul élément de décor (peignes n°83 et n°42 )
soit elle rehausse les détails sculptés (n°81 et n°
86 ). Peut-être la peinture sur ivoire
est-elle plus courante en Italie[48] car
trois des exemples peints en sont originaires. Les sujets traités peuvent être
aussi bien profanes (peigne n° 59 ) que
religieux ( peignes n°81 et n°86 ). Certains décors de peignes peints sont
proches des motifs utilisés dans les scriptoria.
L’utilisation de peinture n’est cependant pas conseillée pour les peignes
destinés à être manipulés fréquemment. Le peigne
n°83 porte des traces de polychromie sur sa denture inférieure ce qui
présuppose une fonction uniquement décorative de l’objet.
Les vingt-trois peignes en buis «profanes» conservés au musée du Moyen Age
ne présentent pas de traces de polychromie contrairement à celui retrouvé dans
la Tamise (n°66 ) dont l’inscription est peinte en noire sur un fond ocre.
Peut-être teints pour rehausser la couleur naturelle du bois, les peignes en
buis n’étaient sans doute pas peints pour éviter que la peinture tombe dans les
cheveux[49]. La technique de
travail «à jour» est employée sur une grande série de peignes en buis ce qui
fait suggérer à E. Molinier, qu’il s’agit d’une industrie plutôt que d’un
artisanat particulièrement prospère entre la fin du XIVe siècle et le XVIIe
siècle. Des motifs d’arcatures gothiques, de rosaces et d’étoiles sont
systématiquement employés comme pour mettre en valeur leur rôle de meubles
miniatures (les peignes n° 74, 91
contiennent chacun deux miroirs en étain). Repris sur des coffrets, des étuis à
livre (Pl. XXXX ) et d’autres objets de rangement, ces motifs accompagnent
généralement une inscription ou un décor central de coeur fléché. La couleur
est apportée par des tissus colorés passés sous les éléments découpés.
La technique de la marqueterie (et celle de la pose de clous argentés)
n’est utilisée qu’une seule fois sur le peigne n°64
attribué à Marguerite de Flandres. L’analyse (en dehors de celle de l’héraldique) du papier manuscrit (en lettres gothiques bleues), servant de
support à cette bande marquetée (bois teintés vert et blanc), permettrait sans doute de préciser la date de la pose de
la marqueterie sur ce peigne attribué au XIVe siècle.
• la place du
décor
Le décor se développe essentiellement sur la zone
centrale des peignes mais aussi sur les
dents de garde des peignes d’apparat qui sont plus larges que les autres
catégories de peignes. En forme de H, l’espace mis en réserve est occupé soit
par des scènes historiées soit par des motifs géométriques. Les tranches des
peignes peuvent également être sculptées (PL.XXXIV ) mais comme ce travail fragilise les
peignes d’ivoire, elles le sont rarement. L’épaisseur des peignes de buis ne
permet pas de sculpter les tranches mais les dents de garde sont parfois assez
larges pour être ornées.
• les sources d’inspiration:
Les peignes en ivoire
à décor profane s’inspirent surtout de romans chevaleresques (Tristan et
Yseult), de légendes, de contes, de récits mythologiques et de chansons
colportées par les troubadours à partir du XIIe siècle dans les cours de
France. Les personnages bibliques (« Suzanne et les vieillards», peigne n°59 ),
les héros de la mythologie grecque («Le jugement de Pâris», peigne n°87 et 100
) et les philosophes (Aristote chevauchant une courtisane, peigne n° 80 )
sont utilisés dans l’ornementation de ces peignes par des artisans dont le but
est de satisfaire une clientèle aux goûts aristocratiques. En effet, ce sont
les jeux (dés, échecs...), les danses ( Concerts champêtres accompagnés de
musiciens) , les châsses (à cour et au vol) qui sont mis en valeur. Les décors
présentent une société idéale dont les codes de représentation vont être progressivement
abandonnés à la fin du XVe siècle.
L’intérêt pour la littérature classique (Aristote est
représenté chevauchant une courtisane) se manifeste au travers de scènes
satiriques ( La Fontaine de Jouvence où un marchand tente d’entraîner sa jeune épouse). Ces scènes courtoises représentées sur des
peignes en ivoire du XVIe siècle montrent des couples de jeunes gens habillés
et coiffés selon la mode du XIIIe
siècle[50]. L’art courtois[51] appartient sans doute
à une forte tradition stylistique, utilisant les mêmes modèles sur plusieurs
siècles et sur plusieurs types d’objets[52]. L’Amour (scènes de l’Offrande du Coeur puis
du Couronnement de l’amoureux) et le mariage( Cortège nuptial), l’érotisme (
suggéré par la nudité des héros mythologiques: Betshabée au Bain, les déesses
se présentant devant Pâris qui doit juger de leur beauté), sont les sujets les
plus traités. A partir du XVIe siècle, l’intérêt pour la mythologie se
manifeste au travers de médaillons mélangeant portraits de personnages réels
(peut-être est-ce les propriétaires eux-mêmes qui sont représentés ?) vêtus à
la mode de Louis XII[53] et bustes de héros grecs (peignes n° ).
Les scènes religieuses sont traitées avec les mêmes
canons iconographiques. Ainsi, deux peignes en ivoire (n°81
et n°86) présentent deux scènes de la Vierge
(Annonciation au recto et Adoration des Mages au verso) presque semblables. Ces
scènes sont fréquemment associées à des sujets profanes comme sur un coffret
français du XIVe siècle en ivoire[54]. La limite entre décor
profane et décor religieux est extrêmement mince à l’approche de la
Renaissance, c’est pourquoi il est si difficile de déterminer la place
d’un objet dans la vie quotidienne à travers son décor.
Des scènes de la vie du Christ sont développées sur deux
peignes principaux en ivoire (n°38 et n°39 ). Il
est difficile de leur attribuer une fonction liturgique puisque le contexte de
leur découverte est inconnu. Par contre, les peignes en ivoire horizontaux
provenant de la cathédrale de Bamberg ( représentation de l’Agneau divin sur le
peigne n°
) présentent des motifs caractéristiques de l’art roman (comme ces
médaillons occupés par des animaux fantastiques) dont l’iconographie a déjà été
étudiée pour les peignes Bv.
Les peignes en ivoire conservés dans les églises
appartiennent soit à l’Eglise -dans ce cas il s’agit de dons de personnages
importants-sont offerts à titre privé à un évêque. C’est peut-être pour cela,
que les peignes des Trésors sont plus grands que les autres. Un usage privé de ces peignes permettrait de
comprendre pourquoi les objets sont associés au nom d’une personne, d’un saint
le plus souvent (saint Arthaud, saint Bernard...).
w Les peignes d’apparat:
Objets de prestige, destinés à être montrés, ils ne
servaient probablement pas à entretenir régulièrement des coiffures. En effet,
leur taille et le bon état de conservation de la denture confirment cette
première hypothèse. Ces objets étaient sans doute offerts en cadeau car les
inventaires mentionnent les dons de peignes du roi de France[55] à
ses sujets. Les thèmes abordés par l’iconographie ont un lien étroit avec le
mariage. Le poète G.Deschamps[56] décrit ainsi ce que doit contenir le
trousseau de la jeune mariée:
« Pigne, tressoir, semblablement
et miroir pour moy donner,
D’yvoire me devez donner,
Et l’estuy qui soit noble et gent,
Pendre a cheannes d’argent ».
La proximité du décor des peignes et des miroirs en ivoire
(Pl.
) confirment l’hypothèse d’une commande commune passée dans un même atelier
lors d’un mariage, sacrement célébré à partir du XIIe siècle par l’Eglise. Les femmes appartenant à la Noblesse[57] ou à
la Bourgeoisie pouvaient posséder de
nombreux peignes comme en témoigne l’ inventaire des possessions de Marguerite
de Flandres[58], duchesse de
Bourgogne. Gilles de Gorrozet[59] explique que ces
peignes servaient aussi bien à peigner les cheveux qu’à entretenir la barbe
c’est pourquoi, les hommes possédaient également ces accessoires
« Estuy ou pignes sont dedans
A grosses et menues dents
Les quelz pignes, debvez vous croire
Sont d’ebene ou de blan yvoire
Ou de bouys, pour galonner
Les beaulx cheveulx et testonne
Ainsi la longue barbe blonde ».
,
les peignes en ivoire:
Certains peignes mettent en
scène des personnages allant à la noce en dansant. Le thème du cortège nuptial
est présent sur au moins deux peignes en ivoire (n°82 et n°92 ). En Allemagne, c’était la coutume au XVe
siècle de fêter les fiançailles en musique [60]. La présence de
bouffons et de musiciens (jouant du tambour, de la flûte ou de l’orgue) sur le
bandeau central des peignes est révélatrice de leur fonction festive.

Au travers des scènes historiées se dégage une critique sociale
particulièrement virulente au XVIe siècle. Alors que les stratégies matrimoniales
sont critiquées, l’image de la femme est revalorisée. D’un côté, le mariage
médiéval s’illustre par des époux ayant une grande différence d’âge (la
Fontaine de Jouvence) et de l’autre, la fécondité des la femme est mise à
l’honneur (scènes de l’Annonciation et présence de licornes sur certains
coffrets de mariage).

Les peignes en ivoire n’étaient pas tous offerts lors des mariages mais ils
constituaient le cadeau idéal à la jeune épouse[61].Des coffres[62] de mariage reçoivent également un décor mêlant rite
païen (associé à la fertilité) et rite religieux.
Tous les peignes ne sont pas cependant des peignes de mariage même ceux qui
possèdent des devises amoureuses.
D’autre part, il est fort possible que ces usages ne soient pas répandus
dans toute la société médiévale. Il s’agit d’une production de luxe comme en
témoigne la présence fréquente d’armoiries sur les peignes en buis et en
ivoire. Celui de Jeanne de Boulogne est
décrit ainsi dans l’inventaire de ses biens daté de 1360: il est orné de ses
armoiries et contenu dans un étui brodé
pendant à un lacet de soie.
Les qualités artistiques de ces peignes ont permis leur conservation alors
que la production de peignes communs est à peine visible.